E 29 JANVIER À SAINT-NAZAIRE, il y avait 18 000 manifestants
sur 70000 habitants. Alors que la tradition veut que,
pour contribuer au « succès » d’une journée d’action, la
police se fasse discrète et le sous-préfet reçoive une délégation
syndicale, ce jour-là le sous-représentant de l’État refuse le
dialogue et se retranche derrière une rangée de policiers en tenue
de combat. Et bien sûr, ça irrite. Des insultes fusent, quelques
canettes volent. Les bleus, retranchés derrière les grilles, tirent alors
des lacrymogènes dans la foule, sans se soucier des personnes
âgées et des enfants qui s’y trouvent. Bien sûr, ça stimule la colère
et des pierres volent. Un groupe enfonce le portail et charge les
CRS, qui seront dégagés par des renforts. Pendant trois heures,
2 000 gars font face aux forces de l’ordre, derrière des barricades
de palettes et de poubelles
enflammées. Un manifestant
marche sur une grenade
soufflante, il sera
amputé de deux orteils. Six
personnes sont mises en
garde à vue, parmi lesquelles
un marin et un
employé du port. Le maire
PS dénonce « les quelques
dizaines d’énergumènes qui
se sont livrés à des exactions » (et il ne parle pas des
flics). L’UD-CGT dénonce
« les violences ». Mais le
représentant de l’union syndicale
multi-professionnelle
CGT [1] les prend à contrepied :
« Il y a un malaise dans
le pays. Ça ne peut que
grandir quand on répond
par la force brute et le
mépris. » Le 2 février, quatre
interpellés passent en comparution
immédiate. Le procureur
parle de « scènes de
guerre civile ». Résultat :
deux fois quatre mois et
deux fois trois mois de
prison ferme.
Au même moment, les salariés de la Navale votent le blocus des
chantiers contre l’avis des syndicats, dont celui du délégué CGT,
qui appelle à « faire des consensus ». Ceci, et le fait qu’un des
inculpés est un adhérent, fait que l’UD-CGT finit par condamner
cette « justice répressive d’un État policier ». À l’initiative de
quelques individus soucieux de ne pas abandonner les « casseurs »
à la broyeuse judiciaire, un Comité de défense des libertés (Codelib)
se constitue et convoque une manif. Même le PS, oubliant sa vindicte
contre les « énergumènes », s’y rallie. Ses pontes défileront
sous une sono braillant « Ni juges ni prisons n’arrêteront nos rébellions »… Hétéroclite, le Codelib se voit traversé par de houleuses
polémiques, où s’entrechoquent les concepts de légalité républicaine,
syndicalisme responsable et nécessaire radicalisation des
luttes.
Le 19 mars, le parcours syndical évite soigneusement la sous-préfecture.
Peine perdue : à l’issue de la manif, qui rassemble
20 000 personnes, plusieurs centaines d’énervés se dirigent vers
le bâtiment officiel pour en découdre. Les affrontements durent
trois heures et plusieurs cars de police brûlent. Dix-sept personnes
sont interpellées, pour la plupart des paumés ou des égarés. Le
20 mars, huit des incarcérés passent en comparution immédiate.
La mise en scène est pitoyable. Le premier à comparaître est un
homme qui sait dire pourquoi il se trouvait là : « J’étais en colère. »
Dans la foulée, un alcoolo bégaie qu’il a eu un « trou noir ». Puis un
autre admet avoir « un problème avec l’alcool »… Le réquisitoire du
procureur, qui les traite de « voyous » venus « s’amuser à casser
du policier », « incapables d’articuler une revendication quelconque »
(ce qui est malheureusement assez vrai, une des pauvretés des
pauvres étant d’être pauvres en mots pour nommer les méfaits
qu’ils subissent). « Sauf celui-ci », rugit le proc en désignant le
gaillard qui a osé ne pas faire profil bas, dépeint comme un
« meneur ». Puis, en guise
de conclusion, il qualifie
leurs actes de « sabotage
du mouvement populaire »… Grossière manipulation
qui convainc
une presse convaincue
d’avance et touche le
Codelib de plein fouet, car
il y a parmi ses membres
des êtres raisonnables
qui ne veulent pas soutenir
des « émeutiers ».
Certains, au contraire,
voient en ces derniers
l’expression d’une rage
légitime. D’autres, même
s’ils pensent qu’on n’est
pas à l’abri de provocations
policières visant
à séparer les plus révoltés
de la foule des processionnaires
et ainsi couper
court à une dynamique
de convergence des
conflits, argumentent
qu’on ne peut laisser
tomber les « casseurs » :
« Ils sont des nôtres. »
Cette troisième tendance
fait tout pour éviter l’éclatement du comité, non seulement dans
un souci d’efficacité, mais aussi pour que le débat ne se replie
pas dans les cercles affinitaires et continue à occuper la place
publique. Fin mars, lors d’une rencontre de CQFD avec ses lecteurs,
la conversation dériva sur ce sujet. Au final, même les adeptes de
la non-violence reconnaissaient que la vraie casse, c’est le pouvoir
qui l’opère, et que face à son arrogance la réponse du mouvement
social doit se faire à la fois lucide et énergique.
À cet égard, l’alliance des trois sections FO, CGT, CFDT de la centrale
EDF de Cordemais, près de Saint-Nazaire, a le mérite de recentrer le
débat là où ça pourrait faire mal. Elle déclare qu’« il est clair que
ce n’est pas une nouvelle manifestation qui fera changer l’orientation
du gouvernement » et prône « un appel unitaire à la grève interprofessionnelle
illimitée jusqu’à satisfaction des revendications,
comme l’a fait le collectif LKP en Guadeloupe ».
Article publié dans CQFD n°66, avril 2009.