ENTRE LA LIBYE ET L’ITALIE, ça coinçait. La région était
tellement fliquée que si on te voyait te balader à
proximité de la mer, on te jetait direct en prison.
Avec Boubacar, un Guinéen de Boké, on voulait
traverser l’Algérie pour atteindre le Maroc. On
a formé un groupe avec trois Camerounaises, un Sénégalais,
deux Maliens. À Ghadamès, on a payé un passeur pour
rejoindre Bordj Messouda, une ville algérienne au sud de
la Tunisie. » Retour à la francophonie et à sa culture humaniste…
« Un autre trafiquant nous a amenés jusqu’à
Ouargla. Là, on nous a procuré des passeports maliens : les
Maliens n’ont pas besoin de visa en Algérie. Le guide te
les “loue” jusqu’à la frontière marocaine, puis les ramène
pour les suivants… À Alger, on a laissé tomber le guide,
qui n’arrêtait pas de nous arnaquer. On est restés trois
semaines en ville. Une dame est un peu tombée amoureuse
de moi : elle avait une petite boutique, elle voulait que je
reste pour l’aider. Mais l’Afrique du Nord n’est pas pour
nous. On a traversé des campagnes où travaillent beaucoup
de Noirs. Certains Algériens font du bizness en transportant
les Africains qui vont au Maroc. Mais il y a tellement
de flicage en Algérie que les gens n’osent pas parler aux
étrangers. Les Marocains sont plus ouverts, plus
accueillants. »

Mamoudou croit deviner le bout du tunnel, mais « Une
fois au Maroc, j’ai échappé à une rafle policière et je suis
arrivé dans la forêt au-dessus de Melilla, où se dresse le plus
gros campement de Subsahariens au Maghreb. Là, deux fois j’ai sauté la barrière et deux fois la Guardia Civil m’a repéré
dans les rues de Melilla et m’a expulsé. La deuxième fois,
ils m’ont livré à la police marocaine, qui m’a reconduit jusqu’au
désert. Là-bas, on m’a dit que le grillage de Ceuta était
plus facile. » Et on se rapproche un peu plus du détroit de
Gibraltar. « J’ai vécu pendant six mois dans les bois autour
de Ceuta. Je n’avais plus d’argent depuis longtemps. On
demandait l’aumône de porte en porte, selon les préceptes
du Coran. On formait des groupes de quémandeurs et des
tours de rôle pour cuisiner. Régulièrement, les gendarmes
marocains raflaient et détruisaient les campements.Quand
ils nous refoulaient jusqu’au désert, ils nous disaient qu’on
pouvait revenir le lendemain : l’Union européenne les paye
pour chaque migrant renvoyé ! » Dans l’industrie du
contrôle des flux migratoires comme dans la banque, il
n’y a pas de petits profits.
« Un jour, on a convoqué une assemblée sous les arbres,
pour s’organiser et sauter tous ensemble, Subsahariens
lusophones, anglophones et francophones. Les plus décidés
étaient délégués par leurs compatriotes. On a vu alors
qu’on était des centaines à se cacher dans les alentours.
On a construit des échelles avec des branches. On savait
que certains allaient se blesser, d’autres mourir peut-être,
et d’autres encore se feraient attraper et expulser,mais
certains pourraient passer. On se disait qu’au pire ils
allaient nous renvoyer chez nous, au mieux on prenait
pied en Europe. Il fallait passer, car la pression de la police
marocaine nous rendait l’existence insupportable. Nous étions nombreux à avoir vraiment envie. Seuls les trafiquants,
qui vivent de la solitude et de l’ignorance des gens,
voyaient ça d’un mauvais oeil. Ils ont menacé de nous
dénoncer,mais quand ils ont vu qu’on était soudés, ils
se sont tus. » Le moment venu, une
vague humaine submergera la
double barrière. « Le soir où on s’est
lancés [le 29 août 2005], trois
copains sont morts par balles, dont
deux Guinéens. » Les policiers espagnols
rejetteront ensuite deux
cadavres du côté marocain.
Mamoudou a plus de chance : « En
sautant, je me suis déchiré la jambe
sur les barbelés. On m’a hospitalisé
puis interné dans le centre de rétention
de Ceuta, pendant trois mois. Ce
qui m’a frappé c’est qu’il y avait là
surtout des gars du Maghreb, du
Pakistan, du Bangladesh, et ils disaient ne pas avoir eu
à sauter la barrière. La plupart demandaient un statut de
réfugiés. Puis j’ai été amené à Séville, dans un foyer, sans
doute à cause de mon âge. À Ceuta, j’avais croisé une
équipe de jeunes Sévillans qui tournait un documentaire
et ils m’ont aidé à faire ma vie ici. »
Comme Mamoudou aime se mêler à la vie locale, il est
devenu un peu andalou. Marié avec une amie, il a obtenu
un permis de séjour. Il fait la plonge dans un resto. « Mais
je pense que toutes les souffrances de ce voyage ne
valaient pas la peine. J’ai vu des gens mourir pour
l’Europe, dans le désert nigérien, à la frontière espagnole.
Et tout ça pour venir galérer ici… » Il vit avec trois bonnes
copines, qui viennent d’organiser
une grande paella avec tombola
pour l’aider à payer son billet
d’avion. Pour une première visite
au pays depuis son départ. Entre temps,
sa mère est décédée. « Je suis
né dans un village à la frontière
entre la Guinée et le Sénégal. Mais
pour nos grands-pères, il n’y avait
pas de frontière. Mêmes ethnies,
mêmes paysages. Mon grand-père a
toujours refusé de présenter des
papiers pour traverser. Il n’a jamais
eu ni carte d’identité, ni passeport.
Avant ou après l’indépendance, il
engueulait les militaires de la guérite. Quand il allait en
Gambie, il disait : je vais en Angleterre. Quand il allait en
Guinée-Bissau, il disait : je vais au Portugal. Pour lui, il n’y
avait que des territoires ouverts, aussi mobiles que le va-et-
vient des hommes, pas des pays fermés. »
Publié dans CQFD n°67, mai 2009.