ne mamie qui vend des canettes
s’économise la voix en distillant
son message publicitaire préenregistré
à travers un petit mégaphone :
« J’ai du soooda ciiitron qui
pétille dans la gooor-geu ! » Pour
atteindre le mercadillo, il faut traverser
l’île de la Cartuja, où les
pavillons de l’Expo’92 n’en finissent
plus de se fissurer, puis
longer une voie de chemin de fer
désaffectée. Au-dessus des rails
pendent les lambeaux d’immenses
toiles qu’on avait tendues
là pour protéger les visiteurs du
cagnard andalou et qui flottent
maintenant dans la brise comme
les voiles d’un vaisseau fantôme.
On débouche alors sur un marché
sauvage, étalé sur plusieurs hectares
d’un parking défoncé par les
mauvaises herbes. Expulsé de la
populeuse Alameda après une
virulente campagne de dénigrement
(« caverne de voleurs »,
« foyer impuni de la piraterie
moderne »…), ce havre de la
démerde s’est d’abord réfugié le
long du fleuve, puis sur un vaste
terrain vague baptisé « la flaque
du dindon »… Le voilà aujourd’hui
greffé sur les restes de l’Expo. Il
y draine la misère, mais aussi une
vitalité que les autorités et les
touristes ne sauraient voir, tout
un inframonde bruyant, rugueux
et sensuel. Ses habitants ? Rois de
la fripe, forains tout-terrain, artisans
baba-cool, junkies, retraités
désargentés, ambulants sénégalais
ou équatoriens, brocanteurs,
ferrailleurs, chiffonniers… « On
disait qu’éloigner le marché du
quartier, c’était signer son arrêt de
mort, rappelle Nono, un des opposants
au transfert. Hé bien, il est
plus vivace que jamais ! »
Tout de noir vêtu, un Gitan élégant
et poussiéreux attire le chaland
avec son mètre de couturier
autour du cou et ses poches déformées
par les liasses de billets : les
jeans qu’il vend sont, à vue de
nez, made in la Chinatown napolitaine…
Ici, on n’est pas au
paradis du shopping, ni dans les
limbes de la grande distribution.
Entre apostrophes goguenardes,
baratins de camelots et rêches
rebuffades, la foule te bouscule et
accouche à chaque pas d’une surprise
ou deux. Pas un flic en vue,
mais une paix civile autorégulée,
remarquable dans un tel no
man’s land surpeuplé.
Sous les piliers de béton du pont
de l’Alamillo, un bivouac rom
prend ses aises. Plusieurs camionnettes
abritent sous leur auvent
des guinguettes qui moulinent
grillades, bières et cognacs à tour
de bras. Swing pachyderme des
fanfares, hommes scotchés
autour d’une partie de dominos,
gamines délurées, mères allaitant
à même le sol. Un papi s’endort, à
demi enseveli sous son monticule
de fringues d’occase. Les Balkans
ont refleuri là, dans ce recoin de
l’Europe culturellement mieux
préparé à recevoir un tel foisonnement.
Et puis quand un actif
sur quatre est au chômage, il faut
bien lâcher du lest aux as de la
survie…
En ville, un autre marché aux
puces subsiste. Celui du jeudi, historique,
que Cervantès décrivait
déjà. Mais la police oblige les vendeurs
à arborer une accréditation
autour du cou. Béa, une prof de
collège qui chine et vend par goût
plus que par nécessité, raconte
comment on l’a épuré : « L’asso des
ambulants a “oublié” de prévenir
les Roms qu’il y avait une date
butoir pour s’inscrire… »
Sur l’île, au moment de remballer,
certains durs en affaires marchandent
le stock invendu de
leurs voisins. Un Gitan irascible
brise des enjoliveurs et un portrait
de la Vierge plutôt que de les
laisser en pâture aux débusqueurs
de la dernière heure. Ce
qui prête à la moquerie : « On s’en
fout, dimanche prochain, on
reviendra décrocher la lune ! »
Article publié dans CQFD n°73, décembre 2009.